Dernier dimanche suspendu
Éprouver le temps différemment. La longueur de cette semaine, c’était appréhender les heures d’une nouvelle façon. Tantôt des heures figées, se sentir comme au cœur d’un sablier grippé. Tantôt une chute vers ce jour, ce dimanche, avec l’impression de dévaler une longue rampe, en cherchant des prises et des moyens de faire ralentir la trajectoire, d’adoucir l’atterrissage.
Éprouver le temps différemment. Tenir des soirs longs, faire des journées plus longues encore. Tendre le corps au soleil et à la pluie, à l’urgence et la révolte. Il s’agit de vivre chaque nuance et les surmonter, les dominer, les sublimer. Ne pas survivre, car nous méritons mieux. Nous méritons la dignité, le respect, nos vies dans des espaces sûrs, de la rue à nos espoirs.
Éprouver le temps différemment. Tenir mes colères vaines et mes agacements fatigués. C’était insupportable, les affects des uns déposés sur d’autres, à l’heure où on espère juste de la force, du soutien. C’est d’ailleurs très féminin et nous dessert totalement. Parler de ses émotions avant les éléments factuels, sans se mobiliser particulièrement, ce n’est pas parler de l'avenir de la démocratie mais de son propre été qu’on imagine bif bof, franchement, pas bravo Bardella. Donc on s’en fout, Bérangère9237 que tu ne veuilles pas voter pour Bidule et que « Ohlala je pleure » alors que ton quotidien est le même, bichette. Ne prends pas toute cette place, ne prends pas notre temps, ne prends pas notre énergie, Bérangère9237. On a peur, on est crevé, mais on est debout. On est là. J’ai pleuré sous la douche et j’ai mal au ventre, ma vie et mes journées ne ressemblent plus à rien, mais je suis là. J’ai tenu le silence et l'épaule des copains. J’ai donc pris sur moi, et prends encore sur moi dans ces lignes. Il s’agit de faire, œuvrer, créer, des ponts, des communs, brûler des espaces stériles et la réalité aménagée par des politiques en déroute.
A l’heure où j’écris ces mots, nous sommes le samedi 6 juillet. Bientôt 21 heures 30. Un pigeon roucoule. Un concert ourle le lointain. Tasse vide à mes pieds, tisane de Noël, son parfum et sa chaleur encore en moi comme un réconfort. A mes yeux, la fatigue. J’ai l’impression que je ne dormirai plus jamais, ne serai plus jamais en forme et reposée. Eu bout des heures… Au bout des heures. Je ne me projette plus. Je n’ai envisagé la semaine dernière qu’une victoire, après le premier tour. Ça tombait sous le sens. Mais dans un pays où la vérité et la réalité sont changeantes, malléables, à l’appréciation, le sens est finalement terrassé, et ce soir nous tomberons peut-être. Et alors, alors, certains ne s’en relèveront pas.
Je milite désormais depuis une dizaine d’années. J’ai été sagement à gauche, puis j’ai été fatiguée du manque d’ambition et des arrangements. Je ne pense pas qu’on mérite seulement des survies, des quotidiens plus faciles. Je crois en l’épanouissement de chacun à l’échelle individuelle et précieuse, et je l’espère. Je pense collectif pour que les intimes se fassent comme on le souhaite. Du temps pour tous, des chemins viables et des lendemains vivables. J’en avais marre qu’on espère gentiment avoir de quoi se nourrir après le 15 et pouvoir partir en vacances une fois par an. J’en avais aussi marre de la complaisance envers l’extrême-droite et ses sympathisants.
J’ai donc commencé à m’intéresser à la radicalité, et de révolte en feu je me suis mise à étudier les fascistes. Pas ceux des livres d’Histoire du lycée. Ceux de la rue. Ceux de maintenant. Les fachos. Les fafs. Ceux qui font des descentes pour aller tabasser le soir des racisés, des gays, des militants de gauche. Ceux qui intimident en ligne, harcèlent, traquent, menacent dans les villes. Ils sont un réseau tentaculaire et désormais décomplexés, depuis quelques années. Ces trois dernières semaines, j’ai eu le sentiment que personne ne mesure bien ce qu’il se passe. Enfin si, entre militants, on sait. On disait, tels des Cassandre, « Franchement, ça pue, faudrait tous s’inquiéter ». Parfois, je me dis que c’est bon, d’autres que non, que les détails du gouffre restent inconnus de beaucoup. J’ai parfois envie de hurler que les descentes et les tabassages, ce ne sont pas des histoires qu’on se raconte entre gauchos pour se faire peur le soir. Je lis des articles, regarde des reportages, suis assidûment la presse indépendante et engagée, je m’éduque et partage, mais j’ai peur que ce ne soit pas assez. Alors je continue.
Et je continue mon récit. En apprenant sur les fachos, ce péril mortel pour les individus et la démocratie, je me suis liée puis engagée dans la lutte antifasciste. C'était encore théorique pour moi, un simple sujet d’étude. Puis j’ai participé à des actions d’aide aux migrants. J’ai suivi des protocoles pour me protéger sans les mesurer. Je ne réalisais pas, de quoi je me protégeais réellement. M’inventer un prénom a été un premier choc. Une première confrontation avec eux une autre. Soudain, comprendre l’urgence de ne plus être une gentille fille de gauche qui pleure face à un faf qui l’insulte et la menace de son poing, son souffle chaud au visage. « Pute à nègre ». « On va te dépecer ». Il y avait d’autres cris, mais je ne sais plus. Ceci dit, je n’en ressens plus une peur. Enfin si, mais c’est plus complexe que ça. J’ai l’impression de m’être dissociée à ce moment-là. Il n’en reste pas grand-chose, simplement quelques réflexes d’angoisse. Je me souviens, le printemps dernier, lui qui m’écrit mais de son numéro effacé de mon répertoire, et avoir peur d’être retrouvée. Il reste aussi des principes de protection, et surtout un apprentissage et un mouvement essentiel, toute à l’urgence de me dresser avec d’autres contre leur dangerosité.
Après la théorie, la pratique. Et comme les super-héros, en garder le secret.
Je n’estime plus le résultat de ce soir. Je vais lire des BD, fabriquer des choses, des amulettes, des allumettes et du collectif. Je ne serai pas seule ce soir. Ou peut-être que si, dans les émotions qui arrivent et submergent malgré la foule. Je ne sais pas. On verra. On n’a toujours fait que ça. Voir. Tenir. Aviser. Espérer. Il y a celles et ceux qui luttent avec moi, la rue, les lendemains à faire. Il y a de la vie. Voilà, il y a.
Tant qu’il nous reste des dimanches…